Chapitre 3
Quand je suis stressée, je nettoie. Ces deux derniers mois de paix relative avaient rendu mon stress gérable, ce qui signifiait que mon appartement ressemblait à une porcherie. Mon inquiétude quant à ce qui nous attendait, Brian et moi, suffit à me motiver pour passer à l’action, je me mis au travail à peine la porte refermée derrière lui.
Je fus vite emportée par cette activité familière, mes pensées uniquement concentrées sur la tâche à accomplir. Certaines personnes méditent, moi, je récure les toilettes. Qu’est-ce que j’y peux ?
Aux environs de 17 heures, Brian me téléphona pour m’informer que son patron l’avait soudain rappelé au bureau. Il allait donc devoir reporter notre dîner. Ma gorge se serra d’angoisse même si je m’efforçai de ne pas le faire sentir. J’acceptai avec dignité ses excuses et sa proposition d’un autre rendez-vous, puis je raccrochai avant de faire une crise d’angoisse.
Je savais que dans le boulot de Brian, il n’était pas impossible que son patron l’appelle sans prévenir à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. C’était déjà arrivé par le passé. Mais après notre discussion qui planait encore dans mon esprit, je me demandai s’il ne s’agissait pas d’une excuse inventée plutôt qu’une véritable obligation professionnelle.
— Laisse-lui un peu de temps, me dit Lugh.
Je ricanai doucement.
— Facile à dire pour toi vu que c’est toi qui m’as baisée finalement !
Bien sûr, il ne répondit pas. Je résistai à l’envie de balancer le téléphone à travers la pièce. Me disputer avec Lugh ne servait à rien – sa capacité à farfouiller dans ma tête lui conférait un avantage injuste. Mais j’en avais ma claque de nettoyer l’appartement et je n’étais plus certaine que le ménage permettrait de détourner davantage mes pensées. C’était de contact humain dont j’avais besoin à ce moment-là. Et il n’y avait pas d’humain plus approprié que celui capable de comprendre exactement ce que Brian et moi traversions.
Dominic Castello était l’ancien hôte du démon Saul, le fils de Raphael. Mais ce qui en faisait le confident parfait dans ces circonstances était que son petit ami, Adam, était encore possédé. Leur relation tenait du ménage à trois très étrange, une situation assez similaire à ce que je vivais.
Entre autres qualités remarquables, Dominic était un fabuleux cuisinier et il avait finalement franchi le pas et acheté un restaurant. En fait, j’étais presque sûre que c’était Adam qui avait fait l’investissement parce que Dominic n’en avait pas les moyens, mais ce dernier en était le propriétaire officiel. L’ouverture était prévue dans une semaine, mais je savais que Dominic était en pleine formation de son personnel. Je décidai donc de tenter ma chance en espérant bénéficier à la fois d’un repas gratuit et de son agréable compagnie.
Le restaurant de Dominic n’était pas très loin de chez moi mais, quand je mis un pied dehors, je regrettai presque de ne pas avoir appelé un taxi. L’air était semblable à une couverture étouffante et humide et j’étais trempée de sueur en arrivant au restaurant.
Je souris en découvrant la toute nouvelle enseigne fixée au-dessus de la porte d’entrée. Apparemment, le restaurant allait s’appeler Chez Dominic. Simple et direct. Et probablement l’idée d’Adam parce que Dominic était bien trop modeste pour donner son nom à un restaurant. Une pancarte écrite à la main et accrochée à la porte annonçait : « Ouverture prochaine », mais je distinguai des ombres mouvantes derrière les rideaux tirés.
Je frappai quelques coups secs contre la vitrine et, finalement, une des ombres se dirigea vers moi. La porte s’ouvrit et une Italienne maigre comme un clou avec des cheveux discrètement grisonnants me jeta un coup d’œil rapide.
— Nous sommes fermés. L’inauguration est dans une semaine, me dit-elle.
Elle s’apprêtait à fermer la porte avant que j’aie le temps de dire quoi que ce soit et je fus momentanément soufflée par son attitude grossière. Si c’était le genre de personne que Dominic embauchait, je me demandais bien à quoi il pensait.
Heureusement, il émergea de la cuisine à ce moment-là et il me vit.
— Morgane ! dit-il, l’air ravi, tout en me faisant signe depuis l’extrémité de la salle.
La salope de la porte pinça les lèvres en une moue de désapprobation évidente, mais elle se retint de ne pas me claquer la porte à la figure. Je me demandai quel était son problème avant de me rappeler que beaucoup de personnes de son âge trouvaient mon apparence excentrique déconcertante. En plus des piercings multiples qui ornaient mes oreilles et de ma garde-robe ostensiblement sexy, je suis une rousse d’un mètre quatre-vingts et j’ai tendance à faire impression où que j’aille. La femme triturait un crucifix vraiment hideux qui était coincé sous le col de son chemisier blanc et, pendant un moment, je craignis qu’elle me le brandisse sous le nez comme si j’étais une vampire.
Dominic lui parla en italien et je soupçonnai que la réponse qu’elle lui fit n’était pas un compliment. Je ne parle pas un mot d’italien, mais l’expression amère de la femme était un très bon indice. Elle renifla avec dédain, puis tourna les talons et se dirigea vers la cuisine sans prononcer un mot de plus.
Bouche bée, je regardai Dominic qui me sourit d’un air narquois et haussa les épaules.
— Désolé, dit-il. C’est ma belle-mère et quand elle a proposé de m’aider avec le restaurant, je n’ai pas eu le cœur de refuser. Mais elle est, euh… assez classique.
Son sourire se transforma en une esquisse de grimace.
Je ne savais quasiment rien de la famille de Dom, sauf qu’elle était italienne et catholique, mais je pouvais certainement lire suffisamment entre les lignes pour me douter que ses proches n’appréciaient pas ses choix de vie. Ils adhéraient probablement à la théorie selon laquelle les démons étaient les suppôts de Satan et j’étais prête à parier qu’ils avaient vivement désapprouvé sa décision d’en héberger un. Ils ne devaient pas non plus considérer d’un bon œil le fait qu’il soit gay et ils succomberaient probablement d’horreur s’ils connaissaient le moindre détail de la relation entre Dom et Adam, qui impliquait des pratiques SM.
— Elle a déjà rencontré Adam ? demandai-je.
Je me doutais bien que ce n’était pas le cas, sinon elle se serait enfuie en hurlant ou Adam se serait déjà occupé de son cas et aurait caché son cadavre. Il n’est pas du genre à supporter les imbéciles et quand il veut impressionner… disons qu’une personne sensée ne s’amuserait pas à lui chercher des noises.
Dom haussa les épaules.
— Jusqu’à présent, je suis parvenu à les garder éloignés l’un de l’autre. Elle sait que je vis avec Adam, mais je crois qu’elle s’est mis dans la tête que nous étions de simples colocataires. Je lui ai pourtant dit la vérité, mais elle a développé un trouble de l’audition sélectif.
De mieux en mieux. Parfois, je me demandais sérieusement si l’amour valait vraiment tous les ennuis qu’il générait.
Dom me fit entrer dans le restaurant et referma la porte derrière nous. Je n’avais pas vu l’endroit depuis qu’il l’avait acheté et j’émis un petit sifflement admiratif en découvrant les changements. Avant que Dom l’achète, c’était un restaurant italien, mais les propriétaires précédents avaient eu la folie des grandeurs et s’étaient fourvoyés en transformant leur établissement en une sorte de Snob Central au décor froid et supersolennel.
Dom avait redonné à cet espace une atmosphère chaleureuse et intime ; il avait conservé toute la classe des lieux, mais s’était débarrassé de l’apparence sérieuse. Des tables pour deux étaient alignées près de la vitrine tandis que d’autres pour quatre ou six parsemaient le centre de la pièce. Une longue table qui semblait pouvoir accueillir douze personnes était placée dans un coin, au fond de la salle.
— C’est ravissant, dis-je à Dom.
Je souris en le voyant rayonner d’une fierté évidente. Dom est une des personnes les plus gentilles que j’aie jamais rencontrées et j’espérais vraiment pour lui que le restaurant allait marcher.
— Tu es venue uniquement pour admirer la vue ? demanda-t-il. Ou cela te dérangerait-il de servir de client test pour mon personnel ?
Je souris.
— Eh bien, cela risque d’être un peu difficile pour moi, mais je suppose que je peux t’accorder un peu de temps pour te filer un coup de main. C’est à ça que servent les amis, non ?
— Alors laisse-moi t’installer.
Il tira une chaise d’une des tables disposées près de la vitrine. Il n’y a que Dominic qui est capable de me présenter une chaise de la sorte sans que je lui arrache la tête avec les dents. Je ne suis généralement pas très sensible à toutes les démonstrations de galanterie.
— Ce n’est pas ta serveuse qui devrait se charger de cette partie du boulot ? ne puis-je m’empêcher de le taquiner.
Dom lança un regard furtif vers la cuisine avant de se pencher vers moi pour me chuchoter à l’oreille :
— Pour être franc, j’ai comme l’impression qu’elle ne restera pas au-delà de la soirée d’ouverture. Je ne peux pas la tenir éloignée d’Adam plus longtemps et, de toute évidence, ils sont voués à s’entendre comme chien et chat.
Je souris.
— On dirait que tu as choisi de t’en débarrasser par la méthode « je m’en lave les mains ».
Il prit un air innocent, les yeux pétillants d’humour.
— Je vais t’envoyer un serveur avec le menu. Nous venons juste de les recevoir de chez l’imprimeur.
Il allait repartir en cuisine, tout excité de me montrer son menu, mais je l’attrapai par la manche pour le retenir.
— Je voulais juste que tu saches que je suis venue avec une arrière-pensée, dis-je.
— Autre que celle de manger à l’œil ?
Je souris.
— Disons en plus de celle de manger à l’œil.
— D’accord.
— On pourra discuter un peu quand tu auras quelques minutes de libres ?
Il soupira de façon exagérée.
— Qu’est-ce qui se passe encore entre toi et Brian ? demanda-t-il.
Je dus rougir même si, depuis le temps, j’aurais dû m’habituer à être un livre ouvert.
— En fait, c’est plutôt entre Lugh, Brian et moi.
Il écarquilla les yeux.
— Oh, dit-il. (Il prit la serviette dans mon assiette et la secoua avant de la poser sur mes genoux comme si j’étais incapable de le faire moi-même.) Il vaudrait mieux commander une entrée et un dessert. Je sens que la discussion va être longue.
Je laissai échapper quelques grommellements auxquels il ne prêta aucune attention. Je n’ai jamais aimé partager mes tracas avec qui que ce soit et, aussi longtemps que j’ai pu, j’ai fait comme si je vivais sur une île déserte. Mais Dom était différent. Je lui avais parlé de choses que je n’aurais jamais imaginé partager. Et même si cette situation me mettait encore mal à l’aise, je savais que c’était bon pour moi.
— Je vais mettre les plats en route en cuisine, me dit-il, et je reviens.
— Merci, répondis-je en luttant contre mon désir habituel de fuir la conversation.
Quelques minutes plus tard, un serveur, qui visiblement vouait un amour malsain au gel pour cheveux, émergea de la cuisine en tenant un menu. J’écoutai poliment son baratin pendant qu’il m’énumérait les plats qu’il pouvait vraiment me servir. Le mercredi suivant, Dom proposerait un repas spécial pour les amis et la famille afin que tout le monde puisse se préparer pour l’ouverture du restaurant mais, ce soir, il ne pouvait me proposer qu’une carte basique.
Je ne me rappelais pas avoir mangé de mets cuisiné par Dom qui n’ait pas été délicieux. Je fis donc rapidement mon choix et renvoyai le serveur d’où il venait.
Dom ne m’avait jamais semblé être du genre à vouloir tout contrôler – et je suis experte en la matière – pourtant il resta en cuisine jusqu’à ce que le serveur revienne avec le bol de minestrone que j’avais commandé. Dom s’assit en face de moi tandis que le serveur en déposait un autre devant lui. Dom jeta un regard mélancolique vers la porte de la cuisine quand son employé y disparut de nouveau et je dus étouffer un fou rire.
— Ce n’est que moi, Dom, dis-je en humant enfin la vapeur odorante qui flottait au-dessus de ma soupe. Je te promets de ne pas écrire une mauvaise critique.
Il éclata de rire et ses épaules se détendirent un peu.
— Je sais, je sais, je prends juste de l’avance sur le stress de la soirée d’ouverture.
Je goûtai la soupe et soupirai de satisfaction.
— Fais-moi confiance, tu n’as aucune raison d’angoisser.
— Tu as une idée du nombre de restaurants italiens qui existent en ville ? Et du nombre de restaurants qui ferment au cours de leur première année d’activité ? Adam a mis pas mal d’argent dans cet endroit et… (Il s’interrompit avec un air agacé.) Mais on se fiche de tout ça. Tu es venue me parler de ce qui se passe entre toi et Brian. Et Lugh.
Je fus tentée de passer davantage de temps à rassurer Dom sur le fait que son restaurant serait génial, mais je doutais que cela serve à grand-chose. Malgré la confiance que j’avais en lui, je ne pouvais lui reprocher d’angoisser. Seule une soirée d’ouverture réussie pourrait calmer sa frousse.
Le bol de soupe toute chaude devant moi me facilita la tâche quand je dus raconter à Dom les complications qui étaient survenues dans l’après-midi entre Brian et Lugh. Non, je ne lui fis pas un compte-rendu circonstancié, mais je lui confiai que Lugh « aimait bien » Brian et qu’il lui avait fait savoir.
Quand j’eus fini de tout raconter, mon plat de résistance – un risotto aux fruits de mer qui avait l’air si riche qu’il était probablement illégal de le servir dans certains États – arriva. Je n’avais pas encore fini ma soupe et Dom réprimanda le serveur pour avoir servi la suite trop rapidement. La remontrance fut légère malgré tout et je ne doutais pas un seul instant que Dom soit véritablement un patron génial.
J’attendis que le serveur retourne en cuisine pour reprendre ma narration. Ce n’était pas le genre de conversation que je voulais que des étrangers entendent.
— Bon, comment tu fais, toi ? demandai-je sur le ton de la conspiration. Sachant qu’il y a deux personnes différentes dans le corps d’Adam ? Est-ce que tu… je ne sais pas, tu fais comme si Adam l’humain n’était pas là ?
Dans le cas d’une possession démoniaque ordinaire, le démon a une maîtrise totale du corps de son hôte, mais la personnalité de ce dernier est encore bien en vie à l’intérieur. Ce qui signifiait que même si l’hôte d’Adam ne pouvait être en interaction avec le monde extérieur, il était toujours là, tout comme Lugh était toujours là, à l’intérieur de moi.
Dom eut l’air pensif.
— Je pense que notre situation est totalement différente de la tienne. Adam… je veux dire l’hôte d’Adam… et moi nous connaissions avant de nous porter tous les deux volontaires pour devenir des hôtes. J’ai donc connu le démon et l’humain. Je pense qu’il est plus facile pour moi de me rappeler qu’il s’agit de deux personnes différentes. Et comme j’ai moi-même été hôte, je sais à quel point cette relation est intime. Brian n’a jamais vraiment connu Lugh, alors même s’il est capable de comprendre en théorie que toi et Lugh êtes deux personnes différentes, il peut être difficile pour lui de véritablement l’accepter. Encore plus si Lugh lui met sous le nez.
Je penchai la tête vers Dom.
— Ne crois pas que je n’ai pas remarqué que tu n’avais pas répondu à ma question.
Dom n’avait pas pour habitude d’être évasif. Il était beaucoup plus ouvert et honnête que moi.
Il grimaça légèrement, signe qu’il se renfrognait.
— Je suppose que c’est parce que je n’aime pas ce que je pourrais te répondre, dit-il doucement. En fait, j’oublie parfois la moitié humaine d’Adam. Je sais que ses deux parties discutent beaucoup et qu’elles s’entendent bien, mais Adam l’humain… il ne me parle jamais de la façon dont Lugh s’adresse à nous.
À l’exception des rares occasions où Lugh avait pris le contrôle, toutes les communications entre son Conseil et lui se faisaient par mon intermédiaire. Je suppose que cela faisait de moi la porte-parole de Lugh, du moins de temps en temps.
— Si vous étiez amis avant que tu deviennes hôte, pourquoi l’hôte d’Adam ne te parle pas ?
Dom réfléchit un moment avant de me répondre.
— Quand j’hébergeais Saul, je n’ai jamais ressenti le besoin de communiquer avec qui que ce soit d’autre. Il était la seule personne avec qui je pouvais être en interaction directe et je crois qu’il me paraissait trop compliqué de vouloir entrer en relation avec d’autres personnes. Surtout que Saul m’apportait tout ce dont j’avais besoin. (Il haussa les épaules.) C’est beaucoup plus simple que tu le penses de s’effacer au second plan.
Je ricanai doucement. Simple pour Dom peut-être. Il n’y avait aucune chance que cela le soit pour moi.
— Alors tu penses que l’hôte d’Adam reste en quelque sorte en coulisse en se tournant les pouces et qu’il ne ressent rien concernant ta relation avec Adam ?
Dom avait l’air particulièrement mal à l’aise.
— Non, bien sûr que non. Mais je me demande bien quel intérêt j’aurais à réfléchir à ça.
Je suis une personne facilement irritable et mon sang commença à bouillir dans mes veines.
— Tu crois que c’est mieux pour l’hôte d’Adam si toi et Adam ne pensez pas trop au fait qu’il est là ?
J’avais à peine élevé la voix, mais la belle-mère de Dom passa tout de même la tête par la porte de la cuisine. Elle souhaitait certainement être aux premières loges au cas où je me ferais jeter hors du restaurant mais, même si Dom tournait le dos à la cuisine, il parut sentir qu’elle nous regardait. Il lui jeta un coup d’œil furieux par-dessus l’épaule, appuyant son message par des mots italiens qui, j’en étais certaine, devaient vouloir dire « Mêle-toi de tes affaires ».
Cette petite distraction me permit de reprendre le contrôle de mon humeur.
— Désolée, dis-je à Dom quand il se tourna de nouveau vers moi. Tu me connais, je suis une vraie garce quand je suis mal à l’aise.
La colère lui embrasait encore les joues mais il parvint à sourire.
— Et quand tu as peur. Et quand tu es malade. Et aussi quand…
— D’accord, j’ai compris, l’interrompis-je sans pouvoir me retenir d’en rire un peu, ce qui ne dura pas longtemps malgré tout. Je suppose qu’en conclusion, on peut dire que toi et Adam n’avez pas vraiment résolu ce problème et que vous n’êtes pas arrivés à un accord clair que je pourrais dupliquer avec Brian.
— Je dirais ça autrement. Je pense que nous sommes tous à l’aise avec la manière dont les choses se sont mises en place.
— Bien sûr, et c’est pour cette raison que tu t’es senti mal quand j’ai évoqué le sujet.
— Aucune relation n’est parfaite. Alors ouais, parfois je trouve que c’est gênant que l’hôte d’Adam soit là et c’est plus facile pour moi de faire comme si je ne le savais pas. Mais ça fait partie du contexte quand ton amant est un démon. Je ne vais pas laisser tomber mon histoire avec Adam parce qu’il n’est pas seul dans ce corps.
Je me carrai sur ma chaise, excessivement frustrée que Dom ne puisse résoudre mes problèmes sentimentaux à l’aide de quelques paroles bien choisies.
— Écoute, dit Dom en se penchant vers moi pour ne pas agrandir la distance entre nous, je ne peux pas t’aider à résoudre ton problème avec Brian et Lugh. Ta situation est différente de la mienne après tout. (Il sourit.) L’hôte d’Adam ne me drague pas et, s’il se passe quelque chose d’amoureux ou de sexuel entre Adam et son hôte, je n’en sais rien et je ne tiens pas à être au courant. L’hôte d’Adam s’est en grande partie retiré de sa vie de mortel. Alors que Lugh est très présent même si tu as habituellement le contrôle de ton corps. Toi et Lugh êtes plus distincts l’un de l’autre que le sont Adam et son hôte.
— Ouais, je suppose.
Voilà que j’étais tellement déprimée que même cette délicieuse cuisine ne parvenait pas à me remonter le moral. Je repoussai mon plat à moitié mangé en me demandant si je n’aurais pas mieux fait de rester chez moi. Cette conversation me rappela qu’il existait bien une raison pour laquelle je ne partageais pas mes soucis avec les autres. Je sais que certaines personnes ont besoin de cette aide qui les rassure, mais je ne comprends absolument pas pourquoi. Partager n’a jamais rien résolu. Du moins, en ce qui me concerne.
Dom jeta un regard à l’assiette que j’avais repoussée et j’étais certaine qu’il allait me harceler pour que je mange ou me demander ce qui n’allait pas avec mon plat. Mais je fus sauvée par des coups forts contre la porte.
— Police ! Ouvrez ! brailla Adam.
Dominic émit un petit grognement.
— Oh merde ! Ce n’est vraiment pas le moment.
Je me mordis l’intérieur de la joue pour m’empêcher de rire. Dom avait un air chagriné assez comique mais, de toute façon, il avait déjà admis qu’il n’était plus possible d’éviter que sa belle-mère et Adam se rencontrent.
— Au moins, je suis là pour arbitrer, dis-je joyeusement.
Adam cogna une nouvelle fois à la porte, attirant l’attention de tout le personnel. Dominic m’adressa un regard sinistre en se levant et se dirigea en traînant les pieds vers l’entrée.
— Retournez travailler, ordonna-t-il à ses employés.
La plupart d’entre eux disparurent, mais pas sa belle-mère.
Adam semblait venir directement du bureau, même si j’étais prête à parier que c’était le flic le mieux sapé de toute la police de Philadelphie. Il avait ôté sa cravate et défait les premiers boutons de sa chemise, mais son pantalon à fines rayures lui allait comme s’il avait été taillé sur mesure et la veste décontractée qu’il portait sur le bras coûtait probablement plus cher que toute ma garde-robe.
Bon sang, il était superbe. Mais il l’était toujours. Les démons ont tendance à préférer les hôtes au physique attirant et, dans le cas d’Adam, le mariage de cet humain bien foutu avec un démon mauvais garçon était particulièrement sexy.
Adam s’invita à l’intérieur et déposa sa veste sur le comptoir de l’accueil. Puis, avant que Dominic puisse prononcer un mot, Adam l’attrapa, l’attira contre lui et lui planta un baiser mouillé et très démonstratif sur la bouche. Dom essaya bien de s’écarter, mais quand un démon vous tient et ne veut pas vous lâcher, vous n’allez nulle part. La belle-mère de Dom porta une main à sa poitrine comme si elle était sur le point d’avoir une crise cardiaque. Adam lui jeta un bref regard et une lueur s’alluma dans ses yeux. Je compris que cette démonstration particulièrement exubérante lui était destinée.
— Connard, marmonna Dominic quand sa bouche fut enfin libre.
Il poussa sans conviction l’épaule d’Adam. Ce dernier émit un petit claquement de langue.
— Surveille ton vocabulaire ou je vais devoir te donner une petite leçon plus tard.
Le visage de Dom devint cramoisi et le regard furieux qu’il décocha à son amant était de toute évidence sincère – et il venait du fond du cœur.
— Ne fais pas ça, dit-il d’une voix crispée. Pas ici et pas maintenant.
Dom ne se met pas facilement en colère, mais je n’avais aucun doute sur son degré d’agacement en cet instant. Il avait dû mentionner à Adam que sa belle-mère poserait problème et Adam avait décidé de mettre en scène la confrontation comme il l’entendait.
Je n’ai jamais cessé d’être étonnée qu’Adam – dont le nom devrait figurer dans le dictionnaire comme définition de « dur à cuire » – puisse battre en retraite devant Dom, mais j’en avais déjà été plusieurs fois témoin. Adam leva les mains en signe de soumission et, même s’il ne s’excusa pas verbalement, tout son corps et son visage exprimaient le remords.
Malgré tout, les dégâts avaient déjà été causés. La belle-mère de Dom – qui, je le savais grâce aux premières paroles qu’elle m’avait adressées, était tout à fait capable de parler anglais – lança, sur un ton accusateur et en italien, une phrase emplie de colère, tout en tripotant de nouveau son crucifix. Dominic répondit gentiment à grand renfort de gestes. Il n’était italien que d’héritage, mais sa manière de parler et de gesticuler donnait l’impression qu’il venait tout juste de débarquer d’Italie.
La belle-mère de Dom tourna les talons et ouvrit les portes de la cuisine d’un coup. Sans nous jeter un regard, ni à Adam ni à moi, Dominic se précipita à sa suite. Je n’aurais su dire s’il la suivait pour poursuivre leur altercation ou bien s’il espérait la calmer. Une chose était certaine, il n’avait pas l’air content.
— Beau travail, dis-je à Adam en lui adressant une grimace dégoûtée.
Il interpréta ma réaction comme une invitation à se joindre à ma table.
— Cela fait deux semaines que Dom tourne autour du pot, dit-il en se saisissant de mon reste de risotto. Retarder l’échéance ne rendait service à personne.
Je croisai les bras sur ma poitrine. Je considérais Adam presque comme un ami, mais on ne pouvait pas dire que je l’appréciais.
— Tu aurais dû laisser Dom décider du moment, dis-je.
Adam enfourna une fourchetée de risotto froid dans sa bouche et mastiqua avec vigueur avant de me répondre.
— Si j’avais laissé Dom décider, il aurait fini par passer pour le méchant aux yeux de sa belle-mère. De cette manière, c’est moi qui tiendrai ce rôle. Évidemment ça ne fera pas disparaître le problème, mais ça peut lui faciliter un minimum la vie.
Une des causes pour lesquelles Adam m’agace si souvent, c’est qu’il se comporte de manière détestable puis qu’il parvient à se justifier de sorte que je finis par considérer qu’il a eu raison d’agir ainsi.
— Je t’en prie, finis mon risotto, dis-je, car je refusais d’admettre qu’il venait de marquer un point.
— Ça ne te dérange pas ? demanda-t-il la bouche de nouveau pleine. Je ne m’attendais pas à te trouver ici, poursuivit-il. Quelque chose ne va pas ?
Je faillis éclater de rire. Autant j’étais assez à l’aise avec Dominic pour me confier, autant avec Adam, c’était une tout autre affaire.
— Rien que j’aie prévu de partager avec toi.
— Tu me vexes.
— Ouais, j’en suis sûre.
Mais pendant que j’étais assise en face d’Adam à le regarder finir mon assiette, il me vint à l’esprit qu’il y avait bien quelque chose dont je pouvais discuter avec lui.
— Shae est venue me voir aujourd’hui, dis-je.
Adam crispa les mâchoires sans que cela l’empêche pour autant de manger les derniers grains de riz. Entre Shae et lui, c’était une longue histoire et pas des plus jolies. En tant que directeur des Forces spéciales, il avait régulièrement eu affaire à elle comme informatrice. Shae lui en avait toujours voulu et chaque fois qu’elle en avait eu l’occasion, elle l’avait fustigé. J’étais même surprise qu’elle n’ait pas encore été victime d’un malheureux accident. Mais Adam faisait partie des gentils ; quand il tuait des gens, c’était pour la bonne cause, pas simplement parce qu’ils l’énervaient.
La belle-mère de Dom surgit de la cuisine, la tête droite et les yeux brillants de larmes. Elle jeta un regard méprisant à Adam, fit comme si je n’étais pas là, puis quitta le restaurant en tapant des pieds. Dom l’avait suivie hors de la cuisine, mais il s’arrêta à la porte d’entrée, la tête baissée de sorte que je ne voyais pas son visage. J’eus soudain envie d’être ailleurs. Si Adam et Dom s’apprêtaient à avoir une querelle d’amoureux, je ne tenais pas à être aux premières loges.
— Bon, je ferais mieux d’y aller, dis-je en reculant ma chaise.
Ce n’était pas une réplique de sortie de scène très élégante, mais je n’étais pas assez bonne comédienne pour dissimuler mon embarras.
— Oh non, tu n’iras nulle part, déclara Adam en m’attrapant le poignet. D’abord tu vas me dire ce que Shae te voulait.
— Hum, dis-je de façon tout à fait intelligente, le regard rivé à Dominic. (Ses épaules trahissaient sa tension et me rappelaient que je désespérais de partir.) Je te raconterai ça plus tard.
J’essayai de libérer mon bras de l’emprise d’Adam, mais je ne bougerais pas d’un pouce s’il ne le voulait pas. Adam suivit mon regard vers Dom et secoua la tête.
— Tu me hurleras dessus plus tard, lui dit-il. Nous avons toute la nuit devant nous.
Dom leva enfin la tête, mais son visage n’exprimait pas la colère. Je grimaçai en lisant la douleur dans son regard. Je savais ce qu’on ressentait lorsque notre propre famille nous méprisait. Malheureusement, je ne connaissais aucun mot pour soulager sa peine.
— Bordel, marmonna Adam.
Il lâcha mon poignet et se leva pour prendre Dom dans ses bras. Ce dernier se laissa faire sans lui rendre son étreinte, les bras raides de part et d’autre de son corps, les poings, crispés. Mais je savais combien il aimait Adam et je savais qu’ils s’en sortiraient tous les deux.
Ravalant une boule de jalousie qui s’était formée dans ma gorge, je me faufilai vers la sortie. Aucun des deux hommes ne sembla remarquer mon départ et je quittai donc le restaurant de Dom dans un état encore plus piteux qu’à mon arrivée.
Voilà ce que je récoltais quand j’essayais de m’ouvrir et de confier mes problèmes.